Raconter le monde tel qu’il pourrait être

(texte écrit pour le numéro Utopies du magazine “Côté Méjanes”, avril 2020)

Il y a quelques semaines, dans un monde préconfinement, où la liberté d’aller boire des verres dans des bars ne nous empêchait pas d’avoir déjà des échanges intéressants via les réseaux sociaux, j’ai eu une discussion virtuelle avec une connaissance au sujet de l’écriture inclusive. Même si je l’utilise beaucoup, je connais les réticences habituelles à ce sujet et j’en partage certaines. Je trouve que la langue inclusive pêche souvent par excès de lourdeur et pose parfois un vrai problème de lisibilité — en particulier pour les personnes souffrant de troubles dys, pour qui l’accès à la lecture est déjà difficile en temps normal. Après tout, même mon correcteur d’orthographe adoré (Antidote 10 pour ne pas le nommer), géniesque outil québécois, pourtant à la pointe de l’inclusivité (normal, il est québécois), me met régulièrement en garde contre l’excès de formulations inclusives.

Mais ce jour-là, j’ai fait face à des arguments uniques, des réticences qu’on ne m’avait jamais opposées: il était important pour cette connaissance que la trace de la domination masculine continue à être présente dans la langue, que l’ennemi à abattre reste visible, comme on accrocherait en face de son bureau la photo de celui ou celle dont on veut se venger. Selon elle, l’écriture inclusive est une manière de masquer la réalité du monde, d’invisibiliser le patriarcat. En effet : peut-on se battre contre quelque chose que l’on ne voit pas ? Ne risque-t-on pas de l’oublier si on le voile ?

Si d’une certaine manière, l’idée me semblait cohérente, je me sentais pourtant profondément en désaccord. À commencer par le fait que si l’on étend cette théorie à toutes les oppressions, on n’a plus de raisons de lutter contre quoi que ce soit. Mais je sentais bien qu’il y avait quelque chose d’autre qui me gênait. En retournant cette discussion dans ma tête, en échangeant sur ce sujet, en mettant en résonance cette discussion avec mon métier d’écrivaine, j’ai fini par comprendre : je considère la langue, et plus encore l’écriture inclusive, comme une utopie. Je crois farouchement qu’elle possède une fonction : celle de nous donner à voir le monde tel qu’il pourrait être. Ou plutôt tel que nous devrions tenter de le faire advenir.

Mais peut-être est-il nécessaire de préciser ce que j’entends par écriture inclusive, puisqu’il existe de nombreux principes, parmi lesquels on peut piocher ce que l’on veut. Elle n’est pas dénuée de problèmes, elle évolue quotidiennement, c’est une matière éminemment vivante et, donc, imparfaite. On y trouve :

  • le point milieu : les lapin·es, chèr·es, auteur·ices… Sûrement l’un des outils les plus controversés, et pas seulement parce qu’on ne sait pas comment le faire (maj+alt+F sur Mac, alt+0+1+8+3 sur PC). Mais surtout parce qu’il pose des problèmes de lisibilité, et représente une véritable complexification pour celles et ceux qui peinent déjà à lire. Je l’utilise par touches modérées, et jamais quand j’écris de la fiction.
  • le doublet, moins compliqué syntaxiquement, il permet d’éviter le point milieu mais se révèle rapidement lourd si on l’utilise de manière répétée : les lapins et les lapines, les auteurs et les autrices…
  • les épicènes, qui consiste à favoriser les noms et adjectifs neutres pour éviter les doublets et les points milieux : les animaux à longues oreilles plutôt que les lapins et les lapines, l’auditoire plutôt que les auditeurs et les auditrices…
  • l’accord de proximité, mon préféré ! Discret, on ne le remarque souvent même pas, il s’utilise insidieusement dans la fiction, et permet de changer les représentations en douce : les lapins et les lapines sont douces, les auteurs et les autrices sont confinées…
  • le néologisme : les auteurices, iels (ils et elles), celleux (celles et ceux), toustes (tous et toutes)… Véritables crimes de lèse-grammaire, ils sont surtout utilisés de manière informelle et dans les milieux militants.
  • la féminisation des noms de métier et de fonctions : autrice (au hasard !), mairesse, doctoresse… Généralement le seul argument qu’on lui oppose est celui de l’esthétisme ou de l’habitude : « autrice c’est moche, on entend vaine dans écrivaine… »

La question de la forme revient décidément souvent quand il s’agit de s’opposer à l’écriture inclusive. Il y a quelques mois dans un quotidien national, on pouvait lire une tribune d’une auteur qui rejetait justement le terme autrice parce qu’elle le trouvait moche. Je ne peux pas m’empêcher d’être mal à l’aise face aux écrivain·es qui semblent considérer la langue comme une matière cosmétique et apolitique que l’on agence — quand bien même on y mettrait toute l’inspiration et le talent du monde (ce n’est pas la question) — uniquement pour former « du beau ». N’avons-nous pas, d’une certaine façon, le devoir de la considérer comme un outil politique (même imparfait), ou tout du moins le lieu d’une pensée, d’un questionnement, qu’il s’exerce intentionnellement ou non ?

Non seulement, j’ai envie d’employer la langue pour devancer le réel, pour le rêver différent, mais je refuse qu’elle reproduise dans sa matière même les inégalités de notre monde (ce qui ne l’empêche en aucun cas de les dire et de les dénoncer). On ne va certes pas changer immédiatement le monde en modifiant notre façon d’écrire, mais si l’on s’attaque, à échelle grandissante, à la manière dont on le représente, on bouleversera aussi petit à petit la façon dont on le regarde. C’est mathématique. Rendre les femmes (ou les personnes LGBTQIA+, racisées, en situation de handicap…) visibles dans la langue ne fera pas advenir par magie l’égalité, mais cela contribuera à ce qu’elles soient apparentes dans l’espace public (dont la langue fait éminemment partie) et donc, in fine, cela participera à tendre vers l’égalité.

Et c’est précisément cette tension qui m’intéresse, parce que c’est de cette tension qu’est faite la littérature. Et c’est de ce même mouvement que procède la langue. On oublie trop souvent que le français n’a cessé et ne cesse d’évoluer, et on entend beaucoup plus se plaindre l’Académie du « péril mortel pour la langue » (oui oui) que représente l’écriture inclusive (ou encore de la simplification de l’orthographe et de l’impossibilité de dire « tout ce qu’on veut »), que de l’enrichissement que nous apportent toutes les pensées nouvelles de notre siècle.

Je crois qu’il existe au moins trois foyers où peuvent se fomenter une sorte de révolution douce qui ne dit pas son nom, un changement ténu mais pourtant radical de l’état du monde, trois foyers où les utopies s’inventent, se pensent, se testent, se mesurent : la fiction, la langue et la jeunesse. Et ce n’est évidemment pas un hasard si les trois sont si intimement liées. D’ailleurs, si je prêchais pour ma paroisse (avec à peine une pointe de mauvaise foi), je dirais que la réunion des trois forme quelque chose de formidable et de sous-estimé : la littérature jeunesse. Mais je ne dirai rien.

La fiction, la langue et la jeunesse, donc, représentent trois formes d’avant-garde, de pré-réel, où l’on s’autorise à transformer justement ce qui compose la matière du réel. La fiction le fait ouvertement, à petite et grande échelle, la langue le fait en évoluant, en enrichissant son dictionnaire de nouveaux concepts et de nouveaux noms, la jeunesse le fait avec désinvolture et impertinence (et la transgression agace d’autant plus). Par exemple, pourquoi penser forcément l’écriture texto ou les anglicismes comme un manque plutôt qu’un gain ? Et pourquoi ne pas considérer l’explosion des communications numériques (mails, textos, réseaux sociaux) comme du temps d’écriture et de lecture en plus ? — ce n’est toujours qu’un angle de vue que nous choisissons d’emprunter. Les générations qui deviennent adultes en ce moment épelleront peut-être mal le mot « épeler » et maîtriseront moins bien l’imparfait du subjonctif mais elles parleront mieux les langues étrangères que nous, elles grandiront dans un monde où l’altérité est plus vaste et plus complexe, où le souci de l’égalité, de toutes les égalités, est plus vif, et où la compréhension des autres est plus acérée. Alors est-ce vraiment une perte si fondamentale ?

La langue n’est pas sacrée. Elle n’est pas la propriété de l’Académie ni de qui en connait les plus infimes subtilités, elle est un bien commun par excellence, elle est pour toutes celles et ceux qui peuvent et qui veulent la parler. Les écrivain·es en sont des pourvoyeur·ses : on tente de la transmettre, de partager notre goût pour sa richesse et son inventivité, de faire ressentir la joie qu’elle nous procure.

Les écrivain·es ne sont pas les garant·es de la langue (ce n’est pas un dépôt en banque, ce n’est pas un compte-épargne, l’art ce n’est pas de capitaliser sur notre respectabilité post-mortem parce qu’on a Bien Gardé le Français), mais les artisan·es. Nous avons le droit d’en faire ce qu’on veut, et c’est sans doute la plus grande de nos libertés.

Mais un grand pouvoir implique de grandes responsabilités, a dit l’oncle de Peter Parker, alors nous avons celle de briser l’honorabilité de la langue, de ne pas lui obéir, ne pas mettre de ponctuation ou de majuscules là où c’est attendu, d’inventer des mots, des tournures de phrases et des accords… et surtout, de casser ses règles pas seulement pour le formalisme et l’expérimentation mais pour l’éthique, pour dire les combats d’aujourd’hui et les rêves de demain, plutôt que de se raccrocher à un vieil immobilisme endimanché, poussiéreux et patriarcal. Louons les magnifiques, nécessaires et drôles néologismes (ou réhabilitation de mots anciens) que nous offre chaque jour l’inventivité du féminisme et qui permettent enfin de décrire des choses que nous vivons (et tant pis si certains sonnent mieux dans leur version anglo-saxonne) : mecsplication, sororité, cisgenre, manterrupting, manspreading, intersectionnalité, culture du viol, empuissancement, matrimoine, matriarcat, hétéronormativité, hétérocentré, féminicide, matrescence, genre, queer, papatriarcat, casser les ovaires, s’en battre le clito, male gaze et female gaze (et mille autres encore).

La langue que nous inventons aujourd’hui est une forme d’action poétique et politique, une tentative de se forger des outils de lutte et de dire avec des mots inédits et précis des choses encore jamais décrites. Elle est imparfaite (et sans doute dans vingt ans l’aurons-nous fait évoluer encore), contestée, adorée, haïe, méprisée, et en cela, elle incarne ce que nos mouvements intimes et sociaux ont de plus vivant.

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