Comme un poisson dans l’espace intersidéral

Texte publié dans la revue Espace(s) n°11 parue en octobre 2015, éditée par le CNES.

Zoey Ackeley n’était pas devenue astronaute par vocation. Zoey Ackeley avait choisi ce métier parce qu’elle n’aimait rien.

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Zoey passa son enfance et son adolescence dans sa chambre. Elle n’allait pas à l’école. Sa mère lui enseignait la grammaire, les mathématiques, l’histoire, les sciences, le bricolage et la clarinette à la maison. Zoey n’avait pas d’amis. Elle n’en voulait pas, car elle ne s’intéressait à personne. Pas même à elle-même. Plus elle grandissait, plus le monde la dégoutait et moins elle avait envie de sortir de chez elle.

Lorsqu’elle atteignit l’âge de neuf ans, ses parents eurent l’idée de lui offrir un chaton. En découvrant le petit animal dans la boîte à chaussures percée que tenait son père, elle fit une grimace et recula de deux mètres. Zoey refusa de toucher le chaton et de le laisser entrer dans sa chambre. Son petit miaulement timide ne l’émut pas. Il était hors de question qu’elle vive avec un animal.
Ses parents furent obligés de ramener le chaton dans le foyer où ils l’avaient recueilli.
Cinq ans plus tard, Zoey tomba sur un documentaire télévisé qui relatait le quotidien des cosmonautes dans la station spatiale MIR. Le lendemain, elle demanda à sa mère de lui acheter des livres sur l’espace et un planétarium portatif. Ses parents mirent tous leurs espoirs dans cette nouvelle lubie. L’astronomie soignerait peut-être leur fille de sa misanthropie. Avec un peu de chance, son goût pour l’observation du ciel la pousserait enfin à sortir de chez elle.
En réalité, Zoey n’était pas passionnée par l’astronomie. Elle venait juste de comprendre une chose très simple  : elle détestait le monde entier. Pas avec ardeur et véhémence, non. Simplement, elle ne voulait plus jamais avoir à le côtoyer. Elle voyait bien qu’elle n’avait rien en commun avec lui. Et pour pouvoir mener sa vie hors du monde et se détacher de sa condition triviale d’organisme vivant et nécessiteux, l’espace était son seul salut.
Dans sa chambre d’adolescente, Zoey passa de longues soirées à observer les étoiles projetées par le planétarium sur son plafond, et à étudier d’arrache-pied les livres du rayon Astronomie de la bibliothèque du XIXe arrondissement de Paris. Lorsqu’elle eut dévoré tout le rayon, elle demanda à ses parents de lui acheter des manuels d’astronautique et d’astrophysique à la librairie scientifique du Quartier Latin. Elle s’intéressa ensuite à l’aérodynamique, à l’électrotechnique, à la mécanique, à la cosmologie, à la robotique, et à la géologie. Elle lut même des manuels de biologie malgré le dégoût que ça lui inspirait. Sur internet, elle commanda des livres dans le monde entier. Elle apprit à parler anglais, russe, japonais, allemand et chinois. Elle passa plusieurs milliers d’heures à piloter un jet sur un simulateur de vol qu’elle avait piraté sur le serveur de la Nasa.
L’absence de vie sociale et de loisirs était un atout indiscutable : Zoey bénéficiait de beaucoup plus de temps que les autres pour étudier et pour se cultiver.
Pour le Noël de ses dix-sept ans, elle demanda à ses parents de lui offrir un tapis de course et des haltères et se mit à enchaîner quotidiennement pompes, abdominaux et tractions. Dans sa chambre, elle courait tous les marathons qui passaient à la télévision et se classait toujours parmi les dix premiers. Elle remporta en secret le marathon de Pékin à l’âge de dix-neuf ans.
Pour satisfaire aux critères psychologiques de recrutement de l’Agence spatiale européenne, elle travailla aussi son élocution et apprit à sourire et à s’exprimer avec courtoisie. Maîtriser ses émotions et conserver une humeur égale en toutes circonstances ne lui posait aucun problème. Elle n’eut pas besoin de s’entraîner pour ça.

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Le jour où l’Agence spatiale européenne lança une nouvelle campagne de recrutement, Zoey remplit un dossier de candidature. Elle venait d’avoir vingt-deux ans.
On se méfia d’abord de son profil atypique. Son jeune âge, sa vie à l’écart des autres êtres humains, son parcours autodidacte et son absence de diplômes ne rassuraient pas les membres du jury. Mais l’étendue de ses connaissances impressionnait. Si elle avait véritablement acquis tout ce qu’elle revendiquait, elle serait l’un des éléments les plus brillants de l’ESA. Et si on ne l’embauchait pas, quelqu’un d’autre pourrait le faire.

Un matin, un véhicule blindé vint chercher Zoey chez elle et la conduisit directement au Centre européen des astronautes à Cologne. C’était la première fois que Zoey sortait de France. Elle observa le paysage à travers la fenêtre en verre feuilleté. Le monde était parfois vert, parfois gris, souvent bruyant et toujours sale. Elle ne regretta pas une seconde ses vingt-deux années passées à l’intérieur de la maison de ses parents.
Au centre d’entraînement, on la soumit à des exercices théoriques et pratiques de logique, d’organisation et de décryptage informatique. Elle passa aussi des tests psychologiques et psychomoteurs, et des épreuves de natation et d’endurance. Zoey n’avait jamais mis les pieds dans une piscine, mais elle avait appris à nager le crawl et à plonger grâce à un tutoriel trouvé sur internet. On lui fit un check-up médical approfondi. Zoey avait une vue parfaite et une santé inébranlable. Elle passa aussi plusieurs heures dans des simulateurs de vol et de navigation, soumise à des situations d’urgence et des conditions de stress intense.
Enfin, elle prit place dans l’avion Airbus A 300 Zéro-G pour tester son adaptation à l’impesanteur durant un vol parabolique. Zoey ressentit ce vol comme un état de cyclothymie intense : pendant les vingt-deux secondes de chaque parabole, elle flottait dans l’air de la cabine pressurisée avec une incroyable aisance, comme si elle se trouvait dans son environnement naturel. Dès que l’avion reprenait sa trajectoire ascendante, Zoey s’écrasait au sol, retrouvant de manière décuplée l’horrible sensation de lourdeur qui l’habitait lorsqu’elle était sur terre.
Ses résultats à tous les tests furent époustouflants. Ils dépassèrent de loin les meilleures performances enregistrées par l’Agence spatiale européenne au cours du siècle passé.
La seule chose à laquelle Zoey s’opposa fut de suivre l’un des traditionnels stages de survie auxquels on soumettait les futurs explorateurs de l’espace. Une délégation de dirigeants et d’anciens astronautes la reçut en entretien pour en discuter.
— Qu’est-ce qui vous fait penser que vous pouvez échapper au protocole, Mademoiselle ?
— J’ai survécu vingt-deux ans seule dans une chambre, je ne vois pas ce que je pourrais encore bien avoir à prouver. Quoi qu’il en soit, je refuse de mettre un pied dans la nature. C’est catégorique.
— Et si au retour d’une mission spatiale, votre capsule déviait de sa trajectoire et atterrissait en pleine forêt amazonienne, comment feriez-vous pour survivre ?
Zoey fixa un instant le jury puis elle croisa les bras sur sa poitrine et répondit :
— Ça n’arrivera pas. Je n’échouerai pas.
L’arrogance de cette petite rousse fluette désarçonnait et agaçait les astronautes retraités et les cadres de l’aéronautique qui lui faisaient face. Mais quelque chose en eux savait qu’ils se mordraient les doigts de la laisser partir.
Deux heures plus tard, après une longue concertation, on lui proposa de rejoindre le Corps européen des astronautes. C’était l’unique femme française de l’équipe, et la plus jeune recrue que l’aérospatiale mondiale ait jamais eue.

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Zoey passa directement de sa chambre d’adolescente à son appartement du Centre européen des astronautes, où elle poursuivit sa formation. Grâce à l’avance qu’elle avait accumulée durant ces huit dernières années, les formateurs réalisèrent au bout de trois mois qu’ils n’avaient plus rien à lui apprendre. Elle rejoignit alors les programmes de recherche.
Zoey vivait, travaillait, dormait et se nourrissait dans les salles et les couloirs du centre à Cologne. Elle n’avait pas davantage besoin de sortir de cet endroit que de sa chambre. Elle n’allait jamais en ville pour faire des courses, s’acheter à manger, se promener dans un parc, voir un film ou dîner au restaurant. Elle n’aimait aucune de ces activités. Elle ne savait pas à quoi ressemblait Cologne et s’en fichait complètement. Son objectif n’avait pas changé : elle ne pensait qu’à s’échapper de la terre et à se libérer de la pesanteur. Zoey limitait ses échanges avec ses collègues au minimum nécessaire, elle n’avait pas d’amis et aucun intérêt pour une quelconque vie amoureuse. Le seul organisme avec lequel elle entretenait parfois de véritables conversations était le logiciel du simulateur de vol. Avec lui, elle se sentait en sécurité. Il ne risquait pas de lui postillonner dessus ou de lui transmettre une gastroentérite.
Son premier vol fut une mission d’entretien et de réparation du télescope spatial Hubble. Elle passa directement de son appartement du Centre européen des astronautes à la navette qui l’emporta dans l’espace.
Lorsqu’elle fit sa première sortie extravéhiculaire, entièrement protégée de l’environnement extérieur et du rayonnement solaire par sa combinaison, soumise à une pression et à une température toujours constantes et respirant un oxygène totalement pur, Zoey fut prise d’un sentiment inédit. Pour la première fois de sa vie, elle se sentait bien. Elle était à sa place, ici, au cœur de l’univers. Elle regarda autour d’elle et elle trouva ce nouveau monde fait de roches et de gaz, familier et accueillant.

4

Lorsqu’elle revint sur terre, Zoey plongea dans une profonde dépression. Tout lui paraissait trivial. L’air moite et pollué de la ville lui collait à la peau, les odeurs de transpiration lui donnaient envie de vomir. Alors elle manifesta son souhait de prendre part à une mission de longue durée à bord de la station spatiale internationale.
Zoey fut affectée à la mission suivante en tant qu’ingénieure-conseil. À la Cité des étoiles, en Russie, elle suivit une formation pour apprendre à piloter l’ISS et le vaisseau Soyouz dans lequel elle allait voyager.
Quelques mois plus tard, elle quitta la terre pour six mois de vie en apesanteur. Dès son arrivée dans la station spatiale, Zoey s’y sentit chez elle. Contrairement à ses collègues, elle ne souffrit pas du mal de l’espace. Elle s’accommodait parfaitement des rituels inhérents à cet environnement. La nourriture lyophilisée était parfaite, elle ne ressemblait à rien de naturel ou de vivant. Les liquides étaient en tube ou déshydratés, ils ne coulaient pas, ne collaient pas sur le sol ou les vêtements. L’espace était un univers aseptisé ou rien ne périmait. Autour d’elle, il n’y avait ni pourriture, ni moisissure, ni saleté. Ce qu’elle aimait le plus, c’était l’absence d’odeurs.
Dans l’espace, son corps était léger et pur, elle n’en sentait plus le poids ni les excrétions. Elle adorait se laver avec des lingettes et confier ses besoins naturels à des machines et à des robots aspirateurs. Zoey ne se salissait plus les mains avec le monde.
Les sorties extravéhiculaires restaient ses moments préférés, car elle s’y sentait exactement à sa place  : seule avec l’univers.
Dès qu’elle revenait sur terre, Zoey faisait en sorte de repartir le plus vite possible, pour des missions toujours plus longues. Elle avait de plus en plus de mal à se réadapter à la vie terrestre, comme si son corps refusait la gravité, sa lourdeur et sa lenteur. Elle ne supportait plus l’alimentation fraîche et juteuse. Son corps la rejetait. Elle était malade en permanence. Les gestes qu’elle devait faire pour entretenir son corps la dégoutaient. Observer l’eau couler dans sa douche lui donnait la nausée.
Elle ne revenait sur terre que parce qu’on l’y obligeait, pour lui éviter l’atrophie musculaire et protéger sa densité osseuse. Elle passait ses séjours à se muscler, à travailler son équilibre, et à subir toutes sortes de contrôles médicaux. Entre les mains stérilisées des médecins, elle se sentait un peu mieux.
Dès qu’elle décollait à nouveau, son corps retrouvait toute sa vigueur et sa souplesse. Elle n’était plus malade et pouvait se consacrer entièrement à ses tâches.
Zoey devint une résidente quasi-permanente de la station spatiale internationale. Au bout de trois ans, grâce à ses compétences exceptionnelles, elle en fut nommée commandante. Sa vie était dans l’espace. Elle ne faisait plus que passer sur terre.
Lors de son septième retour, Zoey prit une décision  : c’était la dernière fois qu’elle remettait le pied sur la planète.

5

Elle réfléchissait à ce projet depuis longtemps déjà. C’était une idée folle, délicieusement folle, mais elle avait l’intuition qu’elle pouvait la mener à bien. Chaque soir, elle reprenait ses calculs, ses analyses et son entraînement.
Dès qu’elle repartit à bord de la station spatiale internationale, Zoey mit son plan à exécution. Elle commença par se déshabituer progressivement de l’alimentation solide et liquide. Elle diminua méthodiquement les quantités, remplaçant une partie de la nourriture par des perfusions qu’elle s’administrait en intraveineuse. Elle cessa son exercice quotidien destiné à conserver sa force physique. Elle laissait doucement son corps perdre les marques de la pesanteur qui étaient inscrites en elle  : sa masse musculaire et osseuse, sa vue panoramique, son sens de l’équilibre, son volume sanguin et respiratoire.
Quatre mois plus tard, lorsqu’une navette de ravitaillement s’amarra à la station spatiale, Zoey mit en œuvre son kidnapping. Elle s’arrangea pour rester seule dans la station pendant que le reste de l’équipe déchargeait la cargaison de la navette. Zoey actionna alors la fermeture automatique du sas du module d’amarrage et s’enferma, seule, dans la station spatiale internationale. Elle commanda le renvoi du vaisseau cargo vers la terre, avec tout l’équipage de la station à son bord. Le véhicule n’étant pas prévu pour transporter des passagers, les astronautes ne survivraient probablement pas à leur entrée dans l’atmosphère, mais Zoey n’en avait rien à faire. Elle coupa les télécommunications avec la base.
Elle ne pouvait pas déplacer la station spatiale, mais elle pouvait agir sur sa vitesse de rotation et sur son orbite. C’était sa seule possibilité d’échapper un temps aux agences spatiales, qui, à terre, réfléchissaient sans doute déjà au moyen de l’arrêter.
Zoey maîtrisait parfaitement le satellite, mais elle n’avait jamais eu connaissance de l’intégralité des systèmes de sécurité déployés au sol. Elle prêtait si peu d’intérêt au travail effectué depuis la terre qu’elle avait négligé cet aspect. Elle savait qu’elle ne pourrait pas garder la station spatiale très longtemps en otage, il fallait qu’elle agisse avant que quelqu’un se décide à la sacrifier.
Zoey prit quelques jours pour parachever son projet. Elle bricola son scaphandre de sortie extravéhiculaire pour y ajouter un filtre permettant à l’oxygène de se régénérer à l’infini. Elle poursuivit son jeûne jusqu’à ne plus ressentir la fin ou la soif. Dès qu’elle quittait l’apesanteur pour s’asseoir sur un tabouret ou attraper une échelle, elle sentait que son corps s’affinait et se ramollissait. Ses muscles avaient fondu. Elle n’était plus qu’un paquet d’os creux et mous.
Lorsque sa combinaison fut prête, Zoey se lança. Elle prit les commandes de la station spatiale et mit en route les moteurs du module Zarya. Elle modifia légèrement l’inclinaison de la station spatiale pour diriger le sas de sortie vers la Voie lactée, puis coupa les moteurs. Sans même y jeter un dernier regard, elle quitta le poste de commandement et se dirigea vers le module de sortie extravéhiculaire. Elle lança la procédure d’hyperoxygénation de la cabine qui lui permettrait de vider son organisme de l’azote. Au fur et à mesure qu’elle enfilait les multiples couches qui composaient sa combinaison, Zoey se sentait s’alléger. L’oxygène pur qu’elle respirait l’enivrait. Elle était apaisée. Le protocole achevé, elle referma son casque sur sa tête et le scella. Zoey entra dans le sas de sortie, ferma les écoutilles derrière elle et lança la dépressurisation de la cabine.
Lorsque la porte du sas s’ouvrit sur l’univers, Zoey admira la profondeur du noir. Elle aimait cette absence de lumière et de matière. Elle aimait qu’il n’y ait plus rien à des milliers de kilomètres à la ronde. Elle mit en route le propulseur qu’elle avait accroché à son dos et s’élança à la verticale. Elle l’actionna à pleine puissance plusieurs minutes durant jusqu’à sortir de l’orbite de la station spatiale, et se débarrasser définitivement de cette attraction terrestre qui lui était insupportable depuis vingt-huit ans.
Zoey s’immobilisa un instant. Elle observa la station spatiale flotter à quelques kilomètres d’elle, inerte comme une usine désaffectée, un robot brisé. La terre exhalait au loin sa pollution dans l’univers. Lorsqu’elle sentit son propulseur ralentir, Zoey défit les sangles qui reliaient son bassin et ses bras au petit fauteuil blanc et le largua dans l’espace.
Elle fit quelques mouvements pour s’étirer. Elle se sentait comme un poisson dans l’espace intersidéral. Elle observa les corps astraux autour d’elle qui poursuivaient leur course à toute allure et se demanda où le hasard allait l’emmener. Elle étendit ses jambes et ses bras et s’allongea sur le dos, légère comme un astéroïde, en pensant à sa vie qui commençait enfin.

1 réflexion sur “Comme un poisson dans l’espace intersidéral”

  1. Erika Fülöp

    Wow, superbe histoire! J’aime bien son ambiguité -quoi penser de cette misanthrope extrême qui cherche à pousser la pureté à l’extrême,bien au-delà de l’humain.. et j’aime bien la simplicité (apparente?) de ce style dépouillé, qui me parait en parfait accord avec l’histoire (et son héroine..) ça me donne de quoi cogiter un moment, merci !

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